— C’est une histoire de grands hommes. Une histoire triste qui se murmure. Une histoire comme d’autres qui font l’Histoire. Comme celles qui soufflent sur les braises et sur nos âmes. Comme celles qui font craquer les digues à Scheveningen. À Scheveningen, petit.
— Encore une de tes foutues histoires ? … Comme on s’en moque !
— J’ai grandi dans un petit village franchouillard en pays anticlérical, …
— Je sais. Tu bises bien, malgré ta timidité maladive ! Interrompt-il, d’un rire moqueur.
— Rue de la Déportation. Dans une grande maison disparue.
— Une grande bourgeoise, ou un petit château ?
— C’est élémentaire, mon cher, ou c’est comme dans « pomme de terre », c’est selon. A chacun son sens des particules. A chacun sa place dans l’univers. A chacun son sens de l’Histoire. Des années-lumière nous sépareront toujours, petit.
Ma fenêtre donnait sur la rue. Face à la rue à qui d’autres tournaient le dos. Face à la cicatrice sombre, pavée du nord, luisante la nuit sous la pluie, sous les réverbères et glissante les petits matins glauques dans le brouillard glacé. Face à la Rue de la Déportation qui montait vers l’Est et tournait dans le lointain vers d’autres cieux, vers d’autres enfers que je ne pouvais ni concevoir ni imaginer. « Te voilà, Sheol, et toi aussi, Shoah, dans les profondeurs de l’abîme. »
Clabecq ! Abrupt et sec.
Clabecq ! Comme un couperet qui s’abat.
Clabecq ! Comme le maillet du jugement dernier.
Cla-becq !
Les traine-misères montaient lentement, Rue de la Déportation, vers les wagons d’hématite. Vers les wagons sans lendemains.
Clabecq ! Rue de la Déportation, à sens unique.
Clabecq ! Les portes claquent.
Clabecq, Clabecq, Clabecq … Les wagons font des claquettes sinistres, à minuit.
À minuit, petit. …
J’ai grandi Rue de la Déportation. Mes rires d’enfant insouciants résonnaient sur le trottoir des traine-misères.
On détourne les yeux. On se voile la face. C’est le silence qui assassine, petit. …
De ces années de misère, c’est ce qu’il restera à jamais, le péché des bêtes sauvages et les silences complices.
La mémoire des Hommes brûlés.
Les relents âcres de l’Humanité qu’on incinère.
C’est ce qu’il restera d’ineffaçable.
C’est notre deuil à tous.
C’est notre mémoire éternelle.
C’est ce qu’il restera d’ineffaçable quand tout sera oublié, petit. Quand tout sera pardonné. …
C’est ce qu’il restera de grand. De grand et d’immortel, petit …
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Postscriptum : Mon histoire est leur histoire. C’est une histoire triste qui se murmure. C’est une histoire de grands hommes. C’est une histoire éternelle. C’est une histoire moins drôle que celles que René racontait au petit Nicolas. Chaque bourgade franchouillarde a son « idiot du village ». Chez nous, c’est le petit Jean-Marie. C’est lui l’idiot du village : petit. L’histoire le dépasse. It ne comprend rien à rien. Mais ça ce n’est qu’un détail de l’histoire.